Un vieux soupçon pèse sur l’Eglise, qui est encore ressorti à propos de « l’évangile de Juda » il y a quelque temps : la découverte de ce manuscrit, qui reste très intéressant du point de vue de l’histoire du christianisme, a été accueillie par certains comme la révélation d’une « vérité » que l’Eglise aurait voulu « cacher » pour mieux asseoir sa doctrine. Elle aurait alors choisi certains textes en leur conférant l’autorité de « Parole de Dieu » pour mieux en discréditer d’autres… Concernant l’évangile de Judas, les chercheurs s’accordent pour le dater du IIème s. : il ne faut pas s’attendre à y trouver des informations sur la personne de Judas, mais plutôt des données sur le courant gnostique qui se développait à cette époque et dont il porte clairement la marque. Mais ce n’est la qu’un cas parmi d’autres : il existe de nombreux textes parallèles aux évangiles, dits apocryphes, qui étaient très répandus dans les premiers siècles. Il y a donc bien eu sélection ; pour autant, y a-t-il forcément eu censure et manipulation ? Cette position méconnaît profondément la manière dont s’est constituée la liste des écrits appartenant à la Bible (le « canon des Ecritures ») ; mais elle a toutefois le mérite de poser cette question fondamentale : Pourquoi certains écrits sont reconnus « Parole de Dieu » et d’autres non ? Qui peut en décider ? Sur quels critères ? Il faut commencer par se rappeler le cadre où nous situons : l’examen de cette affirmation bouleversante, « Dieu parle à l’homme » - et non « Dieu a parlé… l’affirmation vaut encore pour aujourd’hui ! Nous cherchons donc à savoir ce que peut signifier cette expression, puisqu’il semble entendu que ce n’est pas directement, comme une voix humaine, que Dieu s’adresserait aux hommes. Nous avons vu en réfléchissant sur le récit que l’image d’un Dieu qui parle était à prendre au sens métaphorique et symbolique, c’est à dire donnant accès à une expérience intérieure de cette parole, expérience vivante partagée par son auteur. Mais, bien sûr, beaucoup ont pu faire une expérience de Dieu – ou croire en faire une – puis la relater, sans pour autant voir inscrire leur nom dans la Bible ! Il y a quelque chose de plus dans le récit biblique, et c’est justement son statut, son autorité. En lisant la Bible en tant que Parole de Dieu, je l’aborde d’une manière différente de tout autre texte, je m’ouvre à cette expérience de la Parole de Dieu parce que je reconnais en même temps que ce texte peut y ouvrir. En d’autres termes, on en peut entrer en relation avec Dieu par cette parole que si l’on croit qu’elle vient de lui ! Car il n’est pas possible d’accepter sans discernement tout récit d’expérience mystique… Voilà la particularité des récits bibliques : au delà de ce qu’ils racontent, il leur est reconnu une autorité spécifique qu’on appelle l’inspiration. Ce terme signifie que les hommes qui ont rédigé ce texte, tout en étant de « en vrais auteurs » [c’est à dire en écrivant de manière humaine, selon leur expérience propre, avec leur culture, leur histoire, leur vocabulaire etc…], ont laissé Dieu agir en eux et par eux et ont mis par écrit « tout ce qui était conforme à son désir, et cela seulement », en sorte cette parole humaine est en même temps pleinement de Dieu, et offre donc un accès sur à Lui. Voilà donc la question : à quoi reconnaît on l’inspiration ? Il est tout d’abord extrêmement intéressant de noter que l’inspiration n’est pas dans l’intention de l’auteur : il ne se lève pas un beau matin en disant « je vais écrire une parole de Dieu ! ». Les prophètes de l’Ancien Testament n’avaient pas conscience de la portée de leurs prophéties ; les Evangiles ont été mis par écrit pour transmettre le contenu de la foi, dans un cadre catéchétique ; les lettres de Saint Paul visaient d’abord à répondre à des problèmes concrets des premières communautés chrétiennes… Ce n’est pas non plus l’autorité de l’Eglise, au sens où nous la comprenons aujourd’hui, qui a décidé « d’en haut » ce qui était Parole de Dieu et ce qui ne l’était pas. Les décisions des conciles n’ont fait qu’entériner et fixer une situation de fait et ne sont intervenues qu’assez tardivement. Alors ?C'est dans la manière dont ont été reçus les textes par les communautés qu'on peut lire la trace de l'inspiration, selon un double aspect :
- La réception, c’est à dire la reconnaissance de la capacité d’un texte donné à faire entrer dans une expérience de Dieu.
- Dans les communautés chrétiennes : cette reconnaissance ne peut se faire seul ; on reconnaît cette capacité si tous peuvent faire cette expérience de Dieu, puisque la Parole de Dieu s’adresse à tous. Il s’agit d’un consensus de fait qui s’est réalisé parallèlement dans différentes communautés chrétiennes ; et on peut voir dans cet accord progressif des différentes églises autour de certains texte l’œuvre du même Esprit qui a aussi inspiré leurs auteurs….
- Pour les écrits du Nouveau Testament, il faudrait rajouter : dans les communautés chrétiennes naissantes. Le propre du christianisme étant de reconnaître en Jésus le Fils de Dieu, la Parole incarnée, alors la proximité avec le temps où il a vécu, le lien avec des témoins oculaires, était une garantie d’objectivité. En ce sens, la proximité des auteurs avec Jésus était un critère d’autorité, mais pas le seul.
Il s’agit finalement, en quelque sorte, d’un processus de sélection naturelle : les textes qui renvoyaient fidèlement à la rencontre de Dieu, telle qu’elle se manifeste au plus au point en Jésus Christ, ont été gardés, choyés, reproduits, répandus… Les autres sont simplement tombés dans l’oubli sans être reproduits, ce qui les rend si rares ! On voit alors qu’il ne s’agit pas de manipulation ou de censure : l’Eglise, en quelque sorte, s’est construite en même temps que le Nouveau Testament ! Il n’y a pas de projet pré-établi, de critères pré-définis selon lesquels le choix des textes serait fait par une instance supérieure, mais l’émergence d’un certain nombre de textes au sein des communautés chrétiennes réunies par la foi, qui vont reconnaître en eux cette expérience du Dieu vivant qu’elles avaient fait par la prédication des apôtres. La parole vive, le témoignage vivant restent à la base de tout : c’est là un point fondamental ! C’est parce que ces textes ont été reçus ouvrant à une expérience authentifiée par des communautés comme conforme à l’expérience vivante de Dieu faite en Jésus Christ que je peux me fier à ces textes, et croire que ce qu’ils disent peut avoir une réalité (par exemple, ces récits où Dieu parle à l’homme, justement !). A mon tour, alors, je peux partager cette expérience vive de Dieu, et à mon tour les transmettre comme Parole de Dieu… dans une longue chaîne vivante ! Il ne s’agit pas au fond de faire sa propre petite expérience de Dieu, qui peut être faite de bien des manières, mais sans jamais avoir de critères pour l’évaluer, la vérifier. Non, l’enjeu est bien, en rejoignant tous ceux qui m’ont précédé, de partager cette unique et pleine expérience de Dieu, propre à chacun et pourtant commune à tous, et qui s’authentifie dans la communion qu’elle crée. Et c’est ainsi que l’adhésion à un ensemble de textes communs, le « canon », va rassembler et structurer l’Eglise, bien plus que le contraire…